XIV
UNE NOUVELLE ALLÉGEANCE

On était au matin de ce 3 septembre 1812, l’obscurité commençait à se dissiper. Pour la première fois depuis trois mois qu’il était tombé sur la dunette de l’Anémone, le capitaine de vaisseau Adam Bolitho se disait qu’il allait vivre.

Toutes ces semaines et tous ces mois étaient aussi flous, aussi terrifiants que des milliers de cauchemars. Des gens qui n’étaient plus que des fantômes, ou peut-être le fruit de son imagination, allaient et venaient ; des élancements insupportables qui l’obligeaient à se mordre les lèvres pour ne pas hurler ; des doigts et des sondes qui s’enfonçaient dans sa blessure comme du fer rouge, des douleurs qu’aucun calmant ne parvenait à apaiser.

En dépit de sa tête bien malade, il s’était efforcé de garder le souvenir de tout ce qui s’était passé depuis qu’on l’avait transféré à bord de la frégate ennemie jusqu’à leur arrivée dans la Delaware, puis en voiture à Philadelphie.

En dehors du médecin français de l’Unité, il ne se rappelait pas avoir vu d’autre visiteur que l’imposant commodore Beer.

Ainsi qu’une autre personne. Juste avant qu’on l’affale au palan dans un canot le long du bord, il avait retrouvé son second, Richard Hudson, qui l’attendait pour lui faire ses adieux avant d’être débarqué avec les autres prisonniers.

— Je vous souhaite bonne chance, commandant. Je prie Dieu qu’il hâte votre guérison… – il avait hésité avant de murmurer : Et votre libération.

On aurait cru assister à une conversation entre deux étrangers, s’était dit Adam. Comme s’il était déjà mort de sa blessure mais s’accrochait encore à ce bas monde, incapable d’admettre qu’il ne lui appartenait plus.

Il s’était entendu répondre d’un ton très sec, tout en serrant les dents pour lutter contre la souffrance :

— Je… vous avais donné l’ordre… de continuer à… vous battre !

Hudson lui avait répondu d’une voix rauque :

— Notre bâtiment était perdu, commandant.

Adam avait eu l’impression que ses forces lui revenaient, et c’est d’un ton étonnamment calme qu’il avait répliqué :

— Mon bâtiment ! L’Anémone n’a jamais été à vous ! Vous avez amené les couleurs ; vous vous êtes rendu !

Une ordonnance avait murmuré quelque chose, puis un marin en armes avait pris le bras de Hudson pour l’emmener.

Adam s’était effondré sur son brancard, épuisé par sa crise de rage, fatigué d’avoir perdu tant de sang, un sang qu’il avait remplacé par le dernier des désespoirs.

Hudson lui avait crié :

— Si nous nous revoyons…

Il n’avait pu aller plus loin. Adam avait fixé le ciel sans ciller :

— Dieu m’en est témoin, dans ce cas, je vous tuerai, et allez au diable !

Alors qu’il était à bout de forces, il savait tout de même que les Américains prenaient soin de le traiter de leur mieux. Pendant le séjour de deux semaines qu’il avait effectué dans un hôpital militaire, il avait surpris une discussion entre deux chirurgiens au sujet de son état critique.

— Il montre bien du courage, voilà du moins qui est à son actif. Je n’en connais pas beaucoup qui auraient survécu dans cet état. Il doit avoir des soutiens bien puissants au paradis.

On l’avait embarqué dans une autre voiture en direction de Boston. Là, on l’avait immédiatement conduit dans une maison très calme de la banlieue, sous la garde de deux soldats. Une demeure particulière, apparemment.

Deux fois par jour, un médecin du nom de Derriman venait examiner sa blessure et changer ses pansements. Au début, il ne disait pratiquement rien, mais désormais, après toutes ces semaines, ils en étaient venus à éprouver l’un pour l’autre quelque chose qui ressemblait à du respect. On lui avait également affecté un domestique personnel, ce qui avait quelque peu atténué le vide et la monotonie de son existence. Il était originaire de Bristol et avait été fait prisonnier au cours de la guerre précédente. Il avait décidé de rester au service de l’Amérique et s’était engagé, avec une paie et des avantages de marin.

Il s’appelait Arthur Chimmo et était affligé d’une boiterie très prononcée. Il s’était fait écraser le pied par un neuf-livres qui s’était retourné sur lui. Mais ce jour-là, il avait l’air particulièrement excité.

— Il faut que je vous rase de bonne heure, commandant. Quelqu’un d’important va venir vous voir.

Adam attendit la suite tandis que Chimmo lui prenait le bras et l’installait délicatement sur le rebord de son lit.

Lentement, prudemment, Adam se mit sur ses pieds, les muscles bandés pour résister à la douleur.

Il avait toujours mal, mais lorsqu’il pensait à ce que cela avait été, cela tenait presque du miracle.

Chimmo s’écarta un peu pour le regarder s’asseoir dans le grand fauteuil près de la seule et unique fenêtre de la chambre. Des écuries cachaient la rue – et d’ailleurs cachaient tout. Il était obligé de tout imaginer : la baie de Boston, le cap Cod. Autant dire qu’il aurait pu être sur la Lune.

Chimmo sortit son bol à raser à l’ancienne et son rasoir. On avait dû le choisir parce qu’il était tout aussi anglais qu’Adam, mais il avait reçu ordre de ne jamais évoquer ce qui se passait dans le monde extérieur. Le médecin lui avait appris le combat qui avait eu lieu entre la frégate américaine Constitution et le vaisseau anglais Guerrière. Cette dernière avait connu le même sort que l’Anémone, sauf qu’elle avait été capturée et qu’elle naviguait probablement désormais sous pavillon américain. Ce déshonneur avait au moins épargné l’Anémone. Sans trop savoir pourquoi, il était persuadé que Starr, son maître d’hôtel, y était pour quelque chose.

Dans un tout autre registre, il avait appris l’assassinat du Premier ministre, Spencer Perceval, dans le hall de la Chambre des communes. Chimmo s’en était montré horrifié, comme si, au fond de son cœur, il était toujours anglais.

Cela importait peu à Adam, plus rien ne comptait pour lui que la perte de son bâtiment et le souvenir de Zénoria. La nouvelle de la fin de l’Anémone devait être parvenue en Angleterre à présent, et dans ses moments de désespoir les plus noirs, il les imaginait tous : Catherine qui essayait de calmer les domestiques à Falmouth, ne serait-ce que pour cacher l’inquiétude qu’elle ressentait sur son sort ; son oncle ; John Allday ; l’extraordinaire Tyacke. Et il se débattait avec une autre pensée qui l’obnubilait : Valentine Keen. Que pouvait-il faire ? Jusqu’où allaient ses soupçons, s’il en avait ?

— Voilà, commandant.

Chimmo arborait un large sourire en se balançant sur son pilon en bois :

— Vous avions l’air bien mieux et élégant, à présent !

Adam regarda son reflet avec indifférence. Une chemise propre et une cravate repassée, une vareuse bleu marine sans aucun insigne de grade ni décoration. La tête d’un homme qui revenait de l’enfer. Sans les soins attentionnés qu’on lui avait prodigués, il serait mort.

Tout aurait pu se terminer brutalement quelques semaines plus tôt, lorsque la négligence de quelqu’un avait manqué causer sa perte.

Il se tenait près de la fenêtre et remuait le bras d’avant en arrière pour essayer de diminuer la raideur qu’il ressentait au côté droit et à l’endroit de sa blessure. C’était le soir, il savait que l’on venait de relever les sentinelles. Il savait également qu’elles avaient l’habitude de rester à traîner près de la porte de la cuisine pour avaler quelque breuvage. Il s’était souvent dit qu’il connaissait leurs rites aussi bien qu’eux-mêmes.

Mais il avait aperçu un cheval près des écuries, sellé et bridé. Il y avait même un sabre dans son fourreau. C’était on ne peut plus facile. Il se trouvait près d’un escalier étroit et de ce qui ressemblait à un magasin d’alimentation. Le cheval avait négligemment tourné la tête vers lui. Il se sentait comme dans un rêve confus. Il se rappelait l’effort considérable qu’il avait dû fournir pour se hisser sur une selle dont il n’avait pas l’habitude.

Le reste était noyé dans le brouillard. Des gens qui criaient, des bruits de bottes sur les pavés. Il était tombé sur le sol sans pouvoir se retenir et dans une mare de sang, car sa blessure s’était rouverte.

Le docteur Derriman s’était exclamé, furieux :

— Vous êtes un fieffé imbécile ! Ils ont ordre de faire feu sur tous ceux qui seraient assez bêtes pour tenter de s’évader ! Vous leur auriez économisé quelques soucis ! Mais bon sang, qu’espériez-vous donc, au nom du Ciel ?

Il avait répondu très posément :

— La mer, docteur. Je voulais juste revoir la mer.

Puis il s’était évanoui.

La porte s’ouvrit et un lieutenant de vaisseau aboya :

— Alors, Chimmo, il est prêt ?

— Je suis paré ! répondit Adam.

L’officier le fixa d’un œil glacial.

— Je suis bien content de ne pas servir dans votre marine, commandant !

Adam fit signe à Chimmo et répliqua :

— Je doute fort que nous vous engagerions, monsieur !

Il ramassa la canne qu’on lui avait donnée et suivi le lieutenant de vaisseau dans le couloir. Il jeta un bref coup d’œil à la petite porte où sa tentative d’évasion avait échoué en moins de quelques minutes. Mais à supposer que… ?

Chimmo ouvrit une porte avant d’annoncer d’une voix grave :

— Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho, commandant !

C’était une pièce nue, mais étrangement belle, avec de hautes fenêtres qui donnaient sur des jardins, des jardins qui avaient dû être tout aussi charmants dans le temps. Ils étaient maintenant à l’abandon, la végétation avait poussé depuis que les anciens propriétaires avaient été remplacés par les militaires.

Un homme au visage pâle et vêtu de sombre était installé derrière un bureau, les mains serrées l’une contre l’autre. Ses yeux profondément enfoncés restaient immobiles.

— Je suis le capitaine de vaisseau Joseph Brice, commença-t-il. Asseyez-vous.

— Je préfère rester debout, lui répondit Adam.

Une flambée brûlait dans la cheminée au manteau finement ouvragé. Comme celle de Falmouth. C’était étrange, du feu en septembre.

Le capitaine de vaisseau Brice reprit :

— Je vous prie de vous asseoir. Vous avez fait votre petite démonstration. Et, au cours de votre détention, j’ai cru comprendre que vous en aviez fait plusieurs.

Adam prit place et grimaça lorsque le pansement frotta contre son flanc.

— Je savais que nous nous rencontrerions. La guerre ne m’est pas inconnue… J’ai servi à bord du Trenton pendant la guerre d’Indépendance. De même que votre oncle si célèbre. Il est de retour dans ces parages ; moi aussi.

Adam attendit la suite. Il devinait que cet homme n’était qu’un instrument. Il détourna les yeux. Comme l’Anémone n’avait été qu’un instrument. Mais tout valait mieux que fixer le mur ou regarder par la fenêtre. Brice poursuivit du même ton égal :

— Vous vous êtes montré brave, et vous êtes certainement l’un des meilleurs commandants de frégate que l’Angleterre ait jamais eus. Et pourtant, vous vous êtes battu contre l’Unité, alors que vous auriez dû savoir que vous n’aviez aucune chance contre un bâtiment aussi puissant. Ce n’était pas seulement courageux de votre part, c’était de la folie. Après cette bataille, beaucoup de vos fidèles et loyaux marins ont promis allégeance aux Etats-Unis – mais j’imagine que vous vous doutiez de cette issue possible.

— J’ai fait ce que j’ai cru être mon devoir. Votre Unité devait s’en prendre au petit mais précieux convoi qui était sous ma protection. Un commandant n’a pas toujours que des choix agréables à faire.

Il regarda par la fenêtre. Quelle était exactement la vérité ? Était-il possible que Hudson ait bien évalué la situation et ait bien agi ? Lorsqu’il avait amené les couleurs, le convoi était hors de danger. L’Anémone avait causé suffisamment d’avaries à la frégate américaine pour l’empêcher de poursuivre la chasse. S’ils avaient continué à se battre, dans des conditions aussi désespérées, les morts auraient été autrement plus nombreux. Un commandant avait-il le droit d’exiger un sacrifice aussi terrible ?

Le commandant Brice hocha lentement la tête.

— Je savais que je vous connaissais, même si nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je devais en principe vous dire que l’on vous offrait un commandement digne de vous. Je vais informer mes supérieurs que c’est hors de question.

— Je vais rester prisonnier, est-ce cela que vous voulez dire ?

Il avait l’impression d’une cage qui se refermait autour de lui, de plus en plus étroite, jusqu’à l’empêcher de respirer.

— Il n’y a pas d’autre solution.

Adam passa la main sur son côté. Mieux aurait valu qu’il soit mort. Lorsqu’il était tombé de cheval au cours de cette tentative d’évasion pathétique, ils auraient pu le laisser mourir.

Et au lieu de cela, ils essayaient d’en faire un autre renégat, ou un trophée. Dans ce pays inconnu, il n’aurait jamais pu se déplacer librement ; sa réputation l’en aurait empêché.

— Après tout, votre père a changé de camp pendant la guerre d’Indépendance, non ? Un bon commandant, c’est certain, bien que je ne l’aie jamais rencontré. Contrairement au commodore Beer.

Adam songeait à cet homme imposant, ce Nathan Beer, qui était venu lui rendre visite à bord de l’Unité, mais il ne savait plus exactement combien de fois. Il était étrange de se dire que la maison de Beer se trouvait non loin d’ici, à Salem.

Brice le regardait avec curiosité.

— Vous n’accepteriez jamais de donner votre parole d’officier du roi que vous ne tenteriez pas de vous évader si vous étiez prisonnier sur parole ? – un silence : Je vois à votre tête que vous refuseriez ; vos yeux parlent pour vous. Votre devoir consiste à combattre les ennemis de votre patrie par tous les moyens possibles.

Il fut interrompu par une petite toux sèche. La maladie ne l’avait pas épargné, en dépit de son autorité naturelle et de son intelligence. Encore une victime.

— En conséquence, je dois accomplir mon devoir. Lorsque vous serez suffisamment rétabli, on vous transportera ailleurs, dans une maison sûre. Vous y demeurerez jusqu’à la fin de la guerre. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ?

Adam était à deux doigts de lui répondre vertement, mais quelque chose dans le ton de cet homme lui disait de n’en rien faire. Brice n’aimait pas ce qu’il était contraint de faire en ce moment, ni la mission qui lui avait été déléguée.

— J’aimerais écrire quelques lettres, commandant.

— Je dois vous informer qu’elles seront lues et censurées si nécessaire.

Adam fit signe qu’il avait compris.

— Une femme ou une amante, peut-être ?

— Je n’ai ni l’une ni l’autre – il le regarda droit dans les yeux : Enfin, je n’en ai plus.

— Très bien. Prévenez ce Chimmo quand vous serez prêt.

Il se leva et tendit les mains devant le feu. Puis, de son ton toujours aussi neutre, il ajouta :

— La fièvre. Le Levant, il y a de cela bien longtemps.

Il était encore devant la cheminée lorsque le lieutenant de vaisseau vint chercher Adam pour le ramener dans sa chambre.

Lorsque Adam comprit vraiment quel était son sort, cette découverte le frappa comme un coup de poing. Prisonnier de guerre. Un être sans nom, bientôt délaissé ou totalement oublié.

L’officier lui lança :

— Vous n’avez plus grand-chose à dire maintenant, hein ?

Il s’effaça pour permettre à Chimmo de débarrasser les tasses et ajouta :

— Vous n’en avez fait qu’à votre tête pendant longtemps. Maintenant, acceptez ce qui vous arrive !

Adam le fixa sans rien dire et le vit flancher.

— Je veillerai à ce que l’on écrive votre nom convenablement sur votre tombe, souvenez-vous-en bien, monsieur !

L’officier devint tout rouge. Il vit Chimmo rouler des yeux comme des billes.

Prisonnier. Autant se supprimer.

Quelque chose attira son attention. La Sainte Bible était posée sur la table, un bout de papier servant de marque-page en dépassait. C’était le seul livre qui se trouvait là et il n’avait certainement pas glissé lui-même ce papier dedans, pas plus qu’il ne l’avait ramassé.

Il jeta un regard circulaire dans la pièce et s’arrêta à la fenêtre : les écuries désertes, là où il avait échoué en essayant de s’enfuir au galop. Comme le lui avait alors demandé le docteur Derriman, furieux et étonné à la fois : Mais bon sang, où espériez-vous donc aller ?

Il caressa l’idée de s’agenouiller pour explorer le sol, sous son lit, ce lit sur lequel il avait passé le plus clair de son temps.

Il s’approcha de la table et ouvrit la bible tout abîmée.

Il y avait un simple bout de papier et quelques mots griffonnés à la hâte. Adam avait déjà vu cette écriture, lorsqu’il vérifiait chaque jour le journal de bord de l’Anémone.

Pendant plusieurs secondes, il ne ressentit rien d’autre qu’un profond désespoir et un grand dépit. C’était l’écriture de Richard Hudson, ce traître, celui qui s’était rendu. Ses yeux le picotaient encore à cette pensée et il était sur le point de rouler le papier en boule lorsque quelque chose le figea sur place. Les mots prenaient forme dans un brouillard, et, au prix d’un effort presque physique, il lut lentement et très attentivement.

 

« Ne croyez pas ce qu’ils vous racontent. J’ai surpris des officiers qui parlaient de vous. On va vous emmener dans un endroit sûr, quelque part sur la côte. Vous ne saurez pas où il se trouve, mais l’amiral en sera informé…»

 

Adam se contraignit pour rester calme. L’amiral. Hudson voulait parler de Sir Richard Bolitho.

 

« Si j’en dis davantage, d’autres en paieront les conséquences. »

 

Adam lut les deux derniers mots : « Pardonnez-moi. »

Si j’en dis davantage… Adam approcha la lettre d’une bougie et la regarda brûler dans l’âtre vide. Pas besoin d’aller plus loin. Si son oncle savait où il était, s’il pouvait faire confiance à son informateur, il allait monter une opération d’évasion, sans se soucier de l’éparpillement de son escadre.

Il l’avait toujours traité comme son propre fils. Il lui faisait confiance. Il l’aimait. Il avait toujours tenu sa langue et n’avait jamais trahi son secret, Zénoria.

Ils voulaient s’emparer de Richard Bolitho, mort ou vif. Son nom seul était ce qu’ils redoutaient le plus sur les mers.

Il s’approcha de la fenêtre. Le vent balayait les feuilles mortes dans l’herbe haute, grillée par le soleil.

Il pensait à ces nouvelles frégates américaines, dont quelques-unes devaient se trouver dans la baie. Il posa son front sur la vitre sale. Puis il s’exclama à voix haute : « Oh mon Dieu, je vais servir d’appât…»

Lorsque Arthur Chimmo revint avec le dîner d’Adam, il avait du mal à empêcher ses mains de trembler.

Chimmo lui montra la porte d’un signe du menton.

— Vous allez pas leur dire c’que j’ai fait, commandant ? Vous savez c’qu’est arrivé à vot’maît’d’hôtel !

— Du calme, mon vieux. J’ai brûlé ce billet. Mais il faut absolument que je sache ce qui se passe.

Adam entendit les pas d’un officier derrière la porte. L’après-midi, c’était un autre, assez indifférent en général, sans doute content d’échapper à la guerre et à ses dangers.

— Tout ce que je peux vous dire, commandant, c’est qu’c’étiont un marin qu’a porté le message. Si quelqu’un découvre…

Il n’eut pas besoin de conclure sa phrase.

Un marin. Un des leurs ou un des nôtres, se dit Adam.

Les hommes qui trempaient dans l’affaire, y compris Chimmo, couraient un risque mortel, même s’ils se contentaient d’en parler.

Chimmo, qui avait retrouvé ses esprits, poursuivit d’une voix sourde :

— Ça se passera ici, pendant que vous y s’rez encore, commandant – il appuya ses derniers mots de hochements de tête :

Pendant qu’vous y s’rez encore.

Adam pensait à toute vitesse. Pas besoin de se demander pourquoi ce commandant Brice à l’air cadavérique désapprouvait visiblement ce plan. Encore un de ces vieux officiers de marine qui avait bourlingué. Il faillit sourire, mais l’excitation était vraiment trop forte. Ce que serait devenu mon père s’il avait vécu. Un homme respectueux des règles et de sa parole, en dépit de cette guerre interminable et du carnage qu’elle semait dans le monde entier.

— Je veillerai à ce que vous ne regrettiez pas d’avoir…

Chimmo posa avec difficulté une assiette remplie de bœuf fumant et, secouant violemment la tête :

— Non, commandant, pas un mot ! J’suis heureux dans ce pays-ci, aussi heureux qu’on peut l’être avec une patte en moins. J’veux pas rentrer chez nous. M’retrouver à mendier dans les rues de Bristol. Mes vieux copains, qu’est-c’qu’y pens’raient de moi, hein ?

Adam posa la main sur son bras dodu.

— Allez. Je n’ai rien dit ni rien entendu – il regardait son plat, il n’avait plus d’appétit : Je me demande de qui il s’agit ?

Chimmo avait la main sur la porte.

— Y vous connaissons, commandant.

Adam entendit de l’autre côté le lieutenant de vaisseau qui se plaignait :

— C’est pas possible, Arthur, vous ne prêtez pas la moindre attention aux autres officiers ! – puis il éclata de rire : Encore quatre heures, et je ne serai plus de garde !

Sans surprise, Chimmo se tut.

Dans l’après-midi, le médecin passa faire sa visite habituelle. Il dit à Adam qu’il était très satisfait de ses progrès, mais il semblait vaguement troublé. Derriman se décida enfin :

— Vous serez bientôt au courant, alors autant que je vous le dise tout de suite. Vous partez demain. Vous êtes assez remis pour voyager, mais j’espère que quelqu’un s’est assuré que vous ferez l’objet de soins réguliers, au moins un certain temps.

Adam le regarda ranger sa trousse d’instruments.

— Où me conduit-on ?

Le médecin haussa les épaules.

— Je ne suis pas dans le secret, apparemment !

Adam préférait que le médecin ne sache rien. C’était un homme ouvert, peu habitué aux servitudes que la guerre lui imposait.

Ainsi, c’était pour très bientôt. Il essayait de se raccrocher à ce mince lambeau d’espoir. Sinon, ce ne sera jamais.

Mais il répondit :

— Merci pour tout ce que vous avez fait, docteur. J’aurais pu facilement passer de l’autre côté.

Derriman sourit.

— C’est le chirurgien français de l’Unité que vous devriez remercier. D’ailleurs, je serais très heureux de faire sa connaissance.

Ils se serrèrent la main, Adam lui confia :

— Nos conversations me manqueront.

Derriman le regarda d’abord sans rien dire.

— A moi aussi.

Et il disparut.

Chimmo arriva avec du cambusard qu’il avait pris au mess des officiers. Il allait un peu partout, effleurant des objets, guettant par la fenêtre. Il finit par se décider à grand-peine.

— C’est parti pour souffler cette nuit, commandant, va faire froid, 'feriez mieux de garder vos vêtements pas loin, le major dit que c’est pas encore le moment de faire du feu. Pour lui, forcément, ça va bien, il a une belle maison et une maîtresse pour lui tenir chaud la nuit !

Adam le fixait. Ce serait donc pour cette nuit.

— Merci, Arthur.

Chimmo leva timidement les yeux.

— J’espérons juste…

La porte se referma.

Adam réfléchit. Comme s’il se préparait au combat. Ce calme terrifiant pendant que le commandant pèse les chances de succès et les risques. Et la mort.

Espérer, mon ami ? A la fin des fins, c’est tout ce qu’il nous reste.

Il s’allongea sur le lit et finit son vin, le regard perdu dans le carré de lumière au-dessus du toit de l’écurie, en face de sa chambre.

L’officier de garde ouvrit la porte puis la ferma à clé sans un mot. Il entendit ses pas s’éloigner dans l’escalier, puis des phrases échangées avec l’un des gardes.

La lumière tombait et le vent hululait dans les feuillages ; la pluie légère tapait contre les vitres. Il avait parfois imaginé s’enfuir par la fenêtre, mais, sans aide, il ne pouvait aller nulle part.

Et en supposant que quelqu’un réclame de l’argent ? Il n’avait pas un sou sur lui ; il avait même perdu sa montre, sans doute pendant qu’il était à l’infirmerie de l’Unité.

Il s’assit au bord de son lit et entreprit d’enfiler ses souliers. Puis il tâta sa poche, des souvenirs surgirent qui lui percèrent le cœur comme un coup de poignard. Tout ce qu’il possédait, c’était son gant.

— Oh, Zénoria, mon tendre amour, je t’aime tant. Jamais je n’oublierai…

Il se tourna vers la fenêtre en retenant sa respiration : quelqu’un tapait doucement. Puis les coups se firent plus insistants.

Adam fit glisser le loqueteau et ouvrit. Tendu à l’extrême, il s’attendait à entendre des coups de mousquet ou des cris dans la cour.

Il y avait une corde qui dansait devant l’ouverture, accrochée quelque part plus haut. Il se pencha dehors pour essayer de voir l’endroit où elle se perdait dans la nuit.

— Vous pouvez grimper ? Vous y arriverez ?

L’homme n’était qu’une ombre noire, mais, à entendre le ton de sa voix, Adam devina qu’il était conscient du danger et des risques mortels qu’il courait.

— Ça va aller ! murmura-t-il.

Il se hissa sur le rebord, manquant pousser un cri lorsque sa blessure se réveilla.

Son guide fit entre ses dents :

— Plus vite ! Nous n’avons guère de temps !

Ses pieds touchèrent les pavés et il serait tombé si l’homme ne l’avait pas rattrapé d’une main ferme. Lorsqu’il leva les yeux, la corde avait disparu.

— Une voiture nous attend dehors. Restez près de moi – il lui glissa un pistolet dans la main : Si nous ne réussissons pas, vous vous débrouillez de votre côté, compris ?

Adam franchit le portail d’un pas maladroit – cette porte qu’il voyait par sa fenêtre –, et atteignit la route. La sueur lui ruisselait dans le dos, sa chemise était trempée. La faiblesse accumulée durant des jours et des mois se faisait sentir et le ralentissait.

Des gouttes de pluie tombèrent sur ses lèvres, l’air avait un goût salé.

La mer. Ramenez-moi juste près de la mer.

Un second homme attendait près d’une petite carriole à cheval. Son visage était également masqué, il semblait impatient de partir. Il lâcha :

— Tout est calme, John. Personne n’a donné l’alarme !

Adam imaginait sa chambre déserte. Avec un peu de chance, personne ne s’apercevrait de sa disparition avant le petit jour, lorsque la diane sonnerait dans le camp situé non loin.

Ses mains tremblaient terriblement. Il était libre. Peu importait ce qui allait se passer ensuite ou ce qu’il allait devenir, il était libre.

Il laissa l’homme le hisser à l’arrière de la voiture. On lui enfonça un chapeau tout cabossé sur la tête et il suffoqua lorsqu’on lui versa une copieuse rasade de rhum sur le corps.

Son guide se mit à rire doucement.

— Si on nous arrête, vous êtes trop saoul pour parler – puis, d’un ton plus dur : Mais gardez votre pistolet paré !

— On y va, Tom ?

Il se retourna en entendant Adam lui demander :

— Mais, pourquoi ? Les risques… tout ce qui peut vous arriver…

L’homme étouffa un rire.

— Pourquoi, commandant Bolitho… commandant ! Vous ne reconnaissez pas votre ancien maître d’hôtel, John Bankart ? Mais qu’aurais-je pu faire d’autre ?

La carriole s’ébranla et Adam se laissa tomber sur un tas de tonneaux et de balles de paille. Il commençait à croire qu’il perdait la tête.

Il ne savait plus que dire ni que penser, ce à quoi il pouvait se fier ou ce dont il lui fallait douter. Une carriole sur la grand-route, des hommes qui risquaient leur vie pour le sauver. Et le fils unique de John Allday, qui avait été son maître d’hôtel dans le temps. Allday avait eu le cœur brisé de voir partir son fils en Amérique. Adam se souvenait de ce qu’il avait déclaré alors. Anglais tu es né, anglais tu mourras. Et puis voilà, ils étaient là, quelque part dans les environs de Boston, et ils roulaient vers la mer.

Il serra le gant dans sa poche.

J’arrive, Zénoria ! Je t’avais promis que je viendrais.

Il avait perdu toute notion du temps, et il dut se retenir contre un mur lorsqu’ils le firent sortir de la voiture.

Celui qui s’appelait Tom demanda :

— Alors, qu’est-ce que t’en penses ?

— Pas grand bien, répondit Bankart. On est passés entre les gouttes, y’a pas d’erreur.

— Et imagine que le canot se soye tiré ? Qu’il ait pris la fuite ou je sais pas quoi… c’est foutrement risqué !

Bankart restait apparemment très calme.

— Je reste avec lui. Je lui dois tant.

Adam l’entendait à peine. Le grincement étouffé des avirons, des murmures brefs, puis on le hissa dans une petite embarcation. L’autre homme fit d’une voix rauque :

— Bonne chance, John, espèce de salopard !

Le fils d’Allday déplaça un peu son chapeau pour l’abriter de la pluie, qui tombait plus dru maintenant.

Les nageurs avaient un accent qu’il ne reconnut pas. Ce n’était pas de l’espagnol, non, plutôt du portugais. Il réussit à demander :

— Vous restez vraiment avec moi ?

Bankart fit un large sourire, mais, s’il avait fait jour, on aurait vu qu’il était triste.

— Bien sûr, commandant – il se redressa : Comme dirait mon paternel… « et y’a pas d’erreur ! »

Adam se débarrassa de son chapeau et ouvrit la bouche pour goûter la pluie.

Libre.

 

Au nom de la liberté
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